Les gondoles interdites de Venise existent encore dans ce canal secret

Au détour d'un dédale de canaux, loin des foules touristiques qui sillonnent la Sérénissime, subsiste un monde à part. Dans une ville où les embarcations traditionnelles noir ébène glissent sur l'eau comme des cygnes élégants, peu savent qu'il existe encore un lieu où l'on perpétue un artisanat vieux de plusieurs siècles. Ces ateliers, appelés "squeri" en dialecte vénitien, se cachent dans des recoins discrets, préservant jalousement les secrets d'un savoir-faire menacé de disparition.

Le Rio dei Squeri, dernier bastion des gondoliers artisans

À Venise, dans le quartier de Dorsoduro, le Rio dei Squeri constitue l'un des derniers refuges où survivent les ateliers traditionnels de fabrication de gondoles. Sur ses rives, le Squero di San Trovaso, fondé au XVIIe siècle, est l'un des plus anciens encore en activité. Sa façade évoque étrangement une maison de montagne des Dolomites, avec son architecture en bois qui contraste avec les édifices médiévaux environnants.

Ces chantiers navals à ciel ouvert se distinguent par leur rampe inclinée permettant de hisser les embarcations hors de l'eau pour les travailler. Aujourd'hui, seuls quatre squeri authentiques continuent à fabriquer et restaurer les gondoles selon les méthodes ancestrales. Dans ces sanctuaires du travail manuel, les "squerarioli" (artisans spécialisés) façonnent des embarcations qui symbolisent l'âme même de la cité des doges.

Chaque gondole nécessite environ 500 heures de travail minutieux et l'assemblage de huit essences de bois différentes. Le chêne, l'orme, le cerisier et l'acajou se mêlent dans une symphonie de matériaux qui confère à chaque embarcation son caractère unique, à l'image des chênes nobles utilisés pour élever les grands vins.

Un savoir-faire jalousement gardé depuis des siècles

La construction d'une gondole relève d'un art complexe transmis de génération en génération. L'asymétrie caractéristique de ces embarcations - 280 cm à gauche contre 240 cm à droite - n'est pas le fruit du hasard mais le résultat d'un calcul précis permettant au gondolier de manœuvrer avec une seule rame sans dévier de sa trajectoire.

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Le "ferro", cette proue métallique distinctive qui orne l'avant de chaque gondole, représente les six quartiers (sestieri) de Venise et le Grand Canal. Sa forme évoque également le chapeau du doge, symbole de l'autorité de l'ancienne République maritime dont l'influence s'étendait bien au-delà de ses territoires insulaires.

Dans ces ateliers, le temps semble s'être arrêté. Les artisans utilisent encore des outils et des techniques datant du XVIIIe siècle. Les mesures employées restent celles de l'ancienne République : le pied vénitien (34,7 cm) et ses subdivisions guident la main experte des maîtres gondoliers, perpétuant une tradition qui défie la modernisation.

Une lutte pour la survie face à la modernité

Si la gondole demeure l'emblème incontesté de Venise, sa fabrication artisanale est aujourd'hui menacée. De 10 000 embarcations au XVIIIe siècle, leur nombre est tombé à environ 400 actuellement. Les coûts de production élevés – une gondole neuve coûte environ 30 000 euros – et le manque de relève constituent des défis majeurs pour la profession.

Plusieurs initiatives tentent de préserver ce patrimoine immatériel. L'école de fabrication de gondoles "El Felze" forme de nouveaux artisans aux techniques traditionnelles, tandis que certains ateliers s'ouvrent aux visites guidées pour sensibiliser le public à ce savoir-faire exceptionnel.

La municipalité vénitienne a également classé plusieurs squeri comme monuments historiques, garantissant leur protection face à la pression immobilière. Cette reconnaissance officielle témoigne de l'importance culturelle de ces lieux où l'âme artisanale de Venise continue de vibrer.

Ces ateliers secrets représentent bien plus que de simples chantiers navals – ils incarnent la résistance d'un artisanat d'excellence face à l'industrialisation. En préservant l'art de fabriquer ces embarcations uniques, les squerarioli maintiennent vivante une tradition qui fait partie intégrante de l'identité vénitienne.